« Un film sur une image qui a
tué la vie plus qu’elle n’en a produit »
Ces mots de l’artiste français Philippe Parreno pourraient évoquer la résolution tragique de la série Twin Peaks. Ils commentent en réalité un film réalisé par l'artiste dans une suite de l’hôtel « Waldorf Astoria » à New-York où Marilyn Monroe a pu séjourner quelques temps. La camera filme la chambre. Marilyn décrit en voix off la disposition des éléments de la scène (meubles, canapé, objets, etc). Ses paroles sont aussi celles qu’elle écrit avec une plume sur le papier de l’hôtel. La camera recule et on découvre que c’est un automate qui reproduit la calligraphie de l’icône. Sa voix est générée par un logiciel de traitement de voix. La caméra recule encore un peu et l’on comprend que la chambre n’est qu’un décor de studio semblable à celui d’un sitcom.
Donner vie à des marionnettes: c’est le thème du Petrouchka de Stravinsky que des pianos mécaniques jouent (sans pianistes), parsemés dans l’espace de l’exposition. Dans le conte, un magicien donne vie à ses marionnettes. Il brûle l’une d’elle, Petrouchka, qui devenue fantôme dira : « maintenant que tu m’as tué je suis en vie ». Il y a plusieurs années, Pierre Huyghe et Philippe Parreno ont acheté ensemble les droits d’Ann Lee à l’agence KWorks, spécialisée dans la création de personnage pour les mangas.Ce personnage attendait dans un catalogue des acquéreurs désireux de l’inscrire dans un récit. Cette coquille en suspens sera le motif du projet « No Ghost Just a Shell ». Personnage virtuel attendant d’exister dans un récit pour accomplir sa virtualité. Ann-Lee était une coquille, une simple enveloppe, vierge de toute charge. Et c’est en tant que telle qu’elle fut achetée et investie par les deux artistes avant qu’ils ne la prêtent à d’autres qui alors la chargeront à leurs tours Ce n’est pas évident de désigner d‘éventuelles formes-coquilles dans le film de Philippe Parreno. Marilyn flotte comme une présence fantomatique. Ce fantôme hante des objets mécaniques. Ces objets se substituent aux segments physiques qui permettent l’identification de la star: l’œil par la caméra, la voix par un logiciel et l’écriture par l’automate. Un magicien qui révèle son « truc » détruit la magie. Ici le travelling arrière altère mais ne dissout pas l’intensité de la vidéo. La désillusion n’est pas un désenchantement. Peut-être le potentiel de charge évocatrice de Marilyn était suffisamment puissant pour se manifester même lorsqu’il est généré artificiellement. D’une façon similaire dans Twin Peaks la photo de Laura, une vidéo où elle apparaît, des enregistrements de sa voix sont autant de supports d’enregistrements qui prolongent l’inaccessible présence. Dans le film de Philippe Parreno, les outils de productions audio-visuels qui se découvrent peu à peu dénoncent pudiquement l’artificialité qu’ils génèrent. Peut-être sont-ils ici eux même une certaine coquille. Coquille qui ne fait pas relais vers un récit mais vers son potentiel narratif, vers une aptitude à générer un virtuel.
« Je désire être ramené vers les dioramas dont la magie brutale et énorme sait m’imposer une utile illusion. Je préfère contempler quelques décors de théâtre, où je trouve artistement exprimés et tragiquement concentrés mes rêves les plus chers : ces choses, parce qu’elles sont fausses, sont infiniment plus près du vrai ; tandis que la plupart de nos paysagistes sont des menteurs, justement parce qu’ils ont négligé de mentir » Charles Baudelaire, « Salon de 1859 »
On peut ici évoquer une scène du film Mulholland Drive réalisé par David Lynch en 2001. Les deux personnages principaux, Rita et Bettie, se rendent dans un club nommé le Silencio, et assistent à un spectacle étrange. Entre sur scène une chanteuse qui entame a capella une chanson en espagnole. Les deux personnages sont émus aux larmes par cette représentation. Après quelques minutes, la chanteuse s’évanouit, deux hommes arrivent sur scène, prennent le corps inerte et disparaissent derrière les rideaux. Si l’interprète n’est plus, la chanson, elle, continue de résonner dans le club puisqu’il s’agit d’un playback. Paradoxalement ce lever de voile sur l’artifice ne semble pas désamorcer l’intensité émotionnelle qu’éprouvaient les deux femmes. Les valeurs de plans restent les mêmes (cadrage serré en alternance sur Bettie et Rita) et les larmes coulent davantage.
« J’ai pris sans éclat le poignet de l’équinoxe. L’oracle ne me vassalise plus. J’entre: j’éprouve ou non la grâce. » René Char, Seuls demeurent
L’artiste américain David Robbins remarque un certain changement dans notre modalité d’expérience: «On a progressivement assisté à un glissement dans la relation des gens vis-à-vis de l’expérience synthétique – vis-à-vis des films, de la télévision, de la musique pop, de la publicité, des magazines, des livres, de la mode, du design: de tous les modes qui servent à véhiculer la culture de masse industrielle. » Les causes de ce glissement seraient nombreuses : fin de la vie agraire, hausse du temps de loisir et donc développement des formats-loisirs qui entraine une hausse du temps d’exposition aux formats de l’expérience synthétique. Ainsi l’expérience synthétique qui « consistait pour l’essentiel en une réflexion ou un commentaire sur l’expérience » est désormais « une part significative de l’expérience humaine elle même». Et ce constat, l’artiste américain le soumet à la machine. Il considère notre monde comme soutenu par un lot puissant d’ « abstractions inspirées par la machine – la standardisation, la systématisation, la dissémination, la reproductibilité.. » « Aussi puissantes que les abstractions inspirées par la machine puissent être, elles requièrent une forme d’incarnation. En bref, elles requièrent des hôtes ». Si l’on suit David Robbins, le film de Philippe Parreno plutôt que d’apporter uniquement, un commentaire sur l’artifice, permet à l’artifice comme support, d’avoir autant de valeur que la coquille qu’il est capable de produire.
« Les machines ne sont pas désincarnées, juste une forme d’incarnation ».
Les machines du Metropolis de Fritz Lang étaient peut-être déjà incarnées mais alors sous un autre mode. Un mode plus binaire. Le dispositif du film permettait à la machine de devenir une sorte d’allégorie - ce bloc froidement animé qui avale des ouvriers. Dans cet exemple, l’incarnation de la machine faisait office de réflexion ou de commentaire dans l’expérience du spectateur. Si notre expérience s’établissait dans un mode de commentaire (de reflet sur l’expérience même), le film ne serait qu’un élégant « possible ». Une Marilyn aurait pu apparaître mais finalement, bien sur il n’en est rien. Si l’expérience synthétique est devenue une part significative de l’expérience humaine elle-même, le film devient « virtuel ». Quand Bergson évoque possible et virtuel, il pense le possible comme étant ce qui n’est pas passé à l’état de réel. Le possible est illusion, simple double du réel que l’on projette comme un fantôme. A la différence, le virtuel n’est pas en opposition au réel, ce n’est pas une duplication. Le virtuel est un réel advenu mais sur un autre mode de réalité que la réalité elle même.