Tristesse LucideIl y a 2500 ans, moment au cours duquel, en Grèce, Hippocrate rédigeait les traités de médecine reliant des états de peine et de tristesse à la présence d'une bile noire dans la rate , un prince Indien quittait son palais pour s’asseoir sous un figuier. Ce geste qui semble être motivé par une expérience mélancolique, inaugure l’histoire du Bouddha. Préservé dans sa forteresse de privilèges, ce prince était jusqu’à ses 30 ans ignorant de l’existence même de la mort. Lorsqu’il découvre que le temps conduit à la vieillesse, que la maladie dégrade le corps, et que la mort suspend la vie, il sombre dans une sorte de dépression, accablé par les symptômes de peine et de tristesse qu’Hippocrate a pu observer. Jusque ici on trouve peu de distinction avec les considérations occidentales sur la mélancolie dont il était certes ignorant mais contemporain. Une différence majeure cependant est remarquable : cette mélancolie plutôt que de rester un fardeau pathologique sera considérée à la suite de la vie du bouddha et dans toutes les traditions bouddhistes comme un terreau salvateur, un motif décisif. Les mots ne sont pas les mêmes et la notion de mélancolie ne semble pas avoir son pendant exact en orient. Les tibétains utilisent un terme qui possède quelques similitudes : kyoshe. Kyoshe est traduit en occident par « tristesse lucide ». Si cette notion possède certaines caractéristiques communes avec la notion de mélancolie, un certain renversement est aussi à l’oeuvre. Cette tristesse lucide pourrait tout aussi bien être le constat morbide qui semble perturber le mélancolique, entachant d’un voile noir sa conscience. Mais ici cette notion de kyoshe est moins dramatique et semble indiquer commencer à se mettre en accord avec l'inexorable de la vie et de la mort. Il ne s’agit plus d’un sujet qui se contemple en train de souffrir, éteignant la vitalité de ses intentions. La "tristesse lucide" est peut-être une manifestation de cette injonction de Montaigne: "Apprendre à mourir c'est désapprendre à servir". Alors qu’en occident mélancolie et enthousiasme semblent être deux modalités antinomiques, la première étant la faillite de la seconde, elles sont étroitement imbriquées dans la notion de kyoshe. Garder vive la sensation que toute chose inexorablement tend vers sa fin galvaniserait l’appréciation. De plus, Kyoshe est considéré comme ce qu’on pourrait nommer un facteur d’éducation empathique. Tandis que la mélancolie apparait souvent comme un resserrement narcissique d’un sujet sur sa condition, un isolement social, qui peut mener jusqu'à une certaine complaisance, aimer se voir et se dire souffrir pour se sentir exister (« si je souffre c’est au moins que j’existe »). A l’inverse, l’état de « tristesse lucide » serait un moment opportun pour entrer en contact avec le monde, les êtres et les choses. Ainsi une certaine alchimie de la tristesse permettrait une conduite empathique qui ne soit ni l’empathie matérialiste établie sur des considérations morales et impersonnelles, ni l’extrême inverse d’une sensiblerie démesurée et soupçonnable. Cette forme d’empathie serait alors proche de la définition que propose le dictionnaire d’esthétique et de philosophie de l’art : «une forme de connaissance sensible […] selon laquelle le sujet en face d’un autre être, humain ou non, organique ou inorganique, participe du sentir de l’autre […] en annulant la distance par un processus d’identification ou de projection » Cette parenthèse orientale peut être une piste pour entendre les propos de Philippe Parreno dans son entretien avec Hans Ulrich Obrist: « La mélancolie pourrait (peut-être) offrir une alternative politique. » |