Le Signe et la Mélancolie« Quelle est la relation entre un signe et la mélancolie » est la dernière question posée par Ann-Lee, personnage de la performance de Tino Seghal lors de l'exposition Anywhere, anywhere out of the world. Sans attendre de réponses du public, elle ajoute quelques mots puis quitte la pièce. Un signe est un indice. Il est de la même famille que les coquilles. Il contient et permet d’indiquer, de faire advenir un sens. S’il est une jonction, la structure d’un renvoi, il induit nécessairement une dualité. Parmi les quatre substances associées aux quatre humeurs depuis Hippocrate, seule la bile noire échappe à l’observation et son existence scientifique demeure imaginaire. Les médecins dans l’antiquité la comparaient pourtant au bitume brillant de la mer morte dont les vapeurs assombriraient l’esprit, colorant littéralement les perceptions d’un voile noir. La mélancolie convoque des dualités qu’elle ne résout jamais ainsi que le résume Jean Clair : « il semble impossible de distinguer en elle ce qui est un sentiment immatériel, et ce qui est une sécrétion matérielle, ce qui est symptôme et ce qui est cause, ce qui est « âme » et ce qui est corps, ce qui est psychique et ce qui est du somatique, ce qui est humeur comme support matériel et ce qui est humeur comme manifestation spirituelle, son sujet et son objet. Est-elle un excès de l’humeur noire qui modifie notre vision du monde et nous le fait voir en noir, ou bien est-ce un sentiment qui provoque dans l’organisme un trop plein de liquide biliaire ? » La mélancolie exacerbe de nombreuses dualités qu’elle neutralise. On peut se demander dans le film Marilyn de Philippe Parreno si la sensation de présence de la Star est un effet d'une disposition mélancolique présente chez le spectateur, ou alors le résultat du dispositif instauré par l'artiste. Difficile de trancher. La mélancolie met en échec sa causalité aussi bien que les dualités qu’elle déploie. Ce qu’elle exacerbe, elle en fragilise la substance dans un second temps. Présente dans l’air même de l’exposition de l’artiste au Palais de Tokyo, on pourrait considérer cette tonalité mélancolique comme une nouvelle coquille. Ce ne serait pas une coquille qui prendrait en elle la charge d’un récit mais qui influerait plutôt la réception des différents travaux. Mais la question d’Ann Lee n’est pas résolue. Car comment un signe, qui est une enveloppe en même temps qu’une direction, pourrait renvoyer une notion qui annule constamment les directions qu’elle ne sait qu’entamer. Il y a dans un signe une unilatéralité que la mélancolie refuse, ce qui pourrait nous faire penser à une relation impossible. La version négative conclut donc a une incompatibilité. Mais une version positive pourrait peut-être voir, certes une incompatibilité d’imbrication, mais une éventualité de fusion. Le signe et son renvoi si proche qu’ils en viennent à se confondre. Dans le champ de la poésie il est envisagé une synthèse du mot qui ordonne et du mot qui imagine. Les romantiques allemands dans leur volonté d’unir des pôles distincts concevaient deux usages du langage. Un usage « transitif » qui comportait un moyen et une fin et pour lequel la langue faisait office d’instrument de transmission. Et un autre usage, « intransitif », où la langue n’est plus un moyen mais une fin en soi. Dans cette quête d’un symbole auto référant le bavardage était très estimé pour sa gratuité en tant que parole qui parle. La mélancolie telle que nous l’avons entendu pourrait nous permettre de considérer la forme d’une coquille intransitive et qui deviendrait un révélateur de cette matière noire qui peut rendre l’exposition supérieure à la somme des pièces qu’elle inclut. Une matière-expérience proche de ce que le mot allemand Stimmung semble évoquer : ambiance, atmosphère, humeur ou tonalité affective. Ni un état d’âme subjectif, ni une situation extérieure objective. Le poète Jean Tardieu évoque une « saveur » : « Cette saveur émanant de l’œuvre d’art comme un parfum ou comme un son, assiège le regard d’une façon qui est à la fois sensorielle et mentale : elle possède en effet le singulier pouvoir de plaire, mais en même temps, de faire basculer notre sensibilité dans les profondeurs de l’être » Cette coquille ne fait pas qu’abriter des images, elle est aussi le tissu depuis lequel elles pourront être brodées. |